Geneviève Beduneau, inlassable femme qui marche dans les forêts, nous livre une analyse fine et érudite des successifs visages du Père Noël. C’est d’époque ! Suivons-la dans le cheminement de son interrogation. De Saint Nicolas à Santa Claus puis, enfin, jusqu’au Père Noël, rougeaud débonnaire conjurateur d’une angoisse plus profonde ?
Il me semble temps de m’interroger sur le Père Noël. Pourquoi ce personnage né de la presse anglo-saxonne et de la publicité pour Coca-Cola est-il devenu une véritable figure mythique, le centre d’un mythe auquel personne ne « croit » à la façon d’un dogme mais que chacun alimente ne serait-ce que de caricatures ?Prenons sa filiation avec saint Nicolas, évêque de Myre. Il ne s’agit que du légendaire tardif et purement occidental de ce saint homme, le conte des trois enfants dans le saloir, conte qui ne saurait guère remonter au delà des famines qui suivirent la Grande Peste. Mais c’est bien cette histoire qui justifie les cadeaux faits aux enfants, au moins les bonshommes de pain d’épices qui, eux aussi, suggèrent de dater cette coutume du XVe siècle. Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Lorraine, Allemagne, Autriche, Hongrie, Pologne, République Tchèque, Suisse et Croatie : le territoire de saint Nicolas s’identifie à celui du Saint-Empire Romain Germanique. Les reliques du saint évêque parvinrent en Francia Orientalis au Xe siècle mais ce n’est qu’au XIIe qu’il devint le protecteur des enfants et distributeur de friandises et plus tardivement encore qu’il se vit accompagner d’un personnage négatif, punitif, le Père Fouettard.Avant de nous intéresser à la transformation tardive de ce couple hivernal dans les pays anglo-saxons, il convient de l’examiner plus avant. L’iconographie populaire de saint Nicolas le revêt d’une cape épiscopale rouge à parements d’or et d’une mitre de même couleur sur une aube blanche, couleurs qui perdureront dans le costume du Père Noël. Certains folkloristes ont pensé à une métamorphose d’Odin mais le vieux borgne porte un manteau bleu, de ce bleu profond du ciel qui s’assombrit avant la nuit tandis que S. Nicolas arbore les couleurs de l’aurore. A moins que ce ne soit du crépuscule. Le 6 décembre, on aurait pu songer à quelque puissance lumineuse des hautes latitudes, lorsque le jour se réduit à une aube suivie de crépuscule avant la nuit polaire. Mais le territoire que parcourt le saint évêque juché sur sa mule est plus au sud. Son accompagnateur, le Père Fouettard en Lorraine, porte en Autriche et en Bavière le nom de Krampus, crochet[1], en Allemagne celui de Ruprecht ou Knechtruprecht[2], en Alsace celui de Hans Trapp[3], tandis qu’il devient Zwarte Piet, Pierre le noir, aux Pays-Bas où il porte visage noir et costume soit noir et blanc soit bigarré[4] et Schmutzli, bouseux, dans les cantons suisses. Impossible de ne pas rapprocher Zwarte Piet de tous les récits hagiographiques où les démons apparaissent sous forme de petits hommes noirs, d’« Ethiopiens ».Traditionnellement, S. Nicolas apporte pains d’épice ou sucres d’orge, tandis que son compère n’offre dans son sac que charbon, cendres ou pommes de terre. Autant l’évêque symbolise l’abondance sans laquelle il n’est pas de friandises, autant son valet semble représenter la misère si ce n’est la famine. Pourtant, son fouet met une note d’espoir paradoxale : Zwarte Piet apparaît au moment où, dans le Frioul, les Benandanti vivent des rêves rituels de combat contre les sorciers stérilisant la nature qu’ils chassent en les fustigeant de branches de fenouil. On sait que les cas frioulans étudiés par Carlo Ginzburg ne sont que la partie émergée d’un iceberg beaucoup plus vaste et qui semble aussi s’être répandu au moins sur l’Europe centrale sinon sur l’ensemble du Saint-Empire. Ils opéraient aux Quatre Temps donc, pour la période qui nous intéresse, entre le troisième et le quatrième dimanches de l’Avent, donc aux alentours de la mi décembre. Nous sommes toujours dans la période préparatoire au solstice d’hiver, lorsque la nuit devient si pesante qu’il faut l’illuminer de fêtes et raviver la fécondité du monde.Au début du XVIIe siècle, lorsque les Hollandais s’installèrent en Amérique du Nord et fondèrent la ville de Nieuw Amsterdam qui deviendrait New York en 1664 à l’arrivée des Anglais, les colons acclimatèrent leur folklore et saint Nicolas, Sinta Klaas, finit aussi par s’angliciser en Santa Claus. Lors de cette anglicisation, il perdit sa date de fête au profit du 24 décembre. En 1821, il allait perdre le dernier lien qui le rattachait au saint évêque de Myre et devenir Father Christmas, le Père Noël, dans un conte écrit par le pasteur Clément Clarke Moore dont on peut supposer qu’il n’appréciait pas ce résidu de papisme ! Il perdit aussi sa mule traditionnelle au profit d’un traîneau tiré par huit rennes. En 1860, le dessinateur Thomas Nast lui donna un costume rouge bordé de fourrure blanche, un long manteau remplaçant la chasuble liturgique puis en 1931, lors d’une publicité pour Coca-Cola, Haddon Sundblom le vêtait d’une tunique et d’un pantalon rouges inspirés du costume traditionnel des Inuits. En 1939 enfin, dans un conte de Robert L. May, les huit rennes deviennent neuf, attelage guidé par Rudolf au nez rouge lumineux. Notons au passage que ce renne lanterne (en attendant d’être simplement enrhumé) rappelle par son nom le valet Ruprecht[5].Et le mythe a pris corps. Avec sa fabrique de jouets où s’affairent les lutins au pôle Nord, le Père Noël a phagocyté Julenisse, le lutin des fermes norvégiennes qui portait les cadeaux aux enfants à l’approche de Jul, la fête solsticiale. Il faut dire que ce gnome changeur de forme en avait déjà tous les attributs, il suffisait de teindre son costume en rouge, ce qui fut fait en 1881. Lui même avait remplacé la chèvre de Jul, donneuse de présents plus traditionnelle et plus ambiguë puisque elle eut d’abord un rôle de croquemitaine, encore assumé au XVIIe siècle où les fermiers se déguisaient avec un masque et une peau de bouc pour effrayer leurs voisins, particulièrement les enfants. Ce n’est qu’au XIXe, encore le XIXe, qu’elle devint débonnaire et porteuse d’abondance.Depuis le début de cet article, nous tournons autour d’une opposition abondance/famine où la fête propitiatoire vient nier ou euphémiser la nuit hivernale. Au solstice, selon ce que furent les moissons et les récoltes, les paysans savaient s’ils pourraient ou non passer l’hiver mais aussi qu’il fallait que la jeunesse le passe, sous peine de n’avoir plus d’avenir collectif. A la fin du XIXe siècle où la famine semble un spectre du passé, la fête change. Elle s’oppose toujours à la nuit et à l’ennui mais on éloigne la part d’ombre et Ruprecht le fouettard devient Rudolf le guide aux clochettes tintinnabulantes. Pourtant, derrière l’euphémisation du traîneau rempli de jouets et de sucreries, c’est peut-être encore la chasse gallerye qui parcourt les cieux obscurs. Au fond, le Père Noël n’a pris que parce qu’il se nourrit aux racines les plus profondes des mythes germaniques et, par delà, des cultes du néolithique dont nous ne connaissons plus que quelques figures comme le bouquetin, le loup ou le géant[6].Même euphémisé jusqu’à la niaiserie parfois, laquelle appelle la dérision, ce retour aux sources les plus archaïques ne laisse pas d’inquiéter comme un signe d’une angoisse collective latente plus profonde qu’on ne veut bien le dire. On ne fête jamais tant l’abondance que dans la sourde peur du manque. Le décor des illustrations de ce Noël païen, de ce Nouveau Soleil qui ne dépasse pas l’aurore, notons le, est passéiste. Ce ne sont que villages aux maisonnettes pimpantes, villages sans pauvres et sans ruines où toutes les cheminées fument, où tous les intérieurs respirent l’aisance cossue plutôt que le luxe. En d’autres termes, c’est le monde paysan idéalisé dont sont nostalgiques les adeptes de la décroissance, un monde qui déjà commençait de disparaître lorsque l’on imprimait les premières cartes de vœux.Il reste que le Père Noël s’oppose de manière presque frontale au Noël chrétien. La hotte pleine de jouets exalte l’abondance quand on est censé fêter la naissance de l’enfant Dieu dans une grotte servant d’étable, couché sur la paille d’une mangeoire, pauvre parmi les pauvres au moins pour cette nuit. Aux esprits de la nature que sont les lutins répliquent les puissances célestes, les anges. Au thème du feu que rappelle, outre la couleur rouge de ses vêtements, le passage du Père Noël par la cheminée répond dans l’icône et le légendaire de la nativité celui de l’eau contenue dans une sorte de grande coupe où la sage-femme va baigner le nouveau-né. On peut penser que cette opposition traduit le caractère consumériste de notre temps mais allons plus loin. Les rites de fêtes et de cadeaux solsticiaux n’ont pas cessé avec la christianisation de l’Europe mais, dans la mesure où l’équilibre était gardé entre abondance et crainte de la pauvreté, récompense des efforts et sanction des abandons intérieurs, cette opposition frontale avec le Noël chrétien n’existait pas. Il s’agissait plutôt, plongeant aux mémoires archaïques, d’une sorte d’anticipation eschatologique de la fin des temps. Ce n’est qu’avec l’euphémisation systématique et la négation forcée de l’angoisse nocturne que cette opposition se fait jour. Elle devrait nous alerter. Le Père Noël déverse sa hotte de jouets sur les enfants mais on oublie le miracle de la naissance. C’est une abondance d’où la fertilité est exclue. Et, avec la fertilité, l’avenir ?
[1] On reconnaîtra sa transposition dans le célèbre pirate qui capture les enfants dans le conte de Peter Pan.
[2] Ruprecht, c’est le même nom que Robert ou Rupert, de Hrodberht (hrod = gloire + berht = brillant). On traduirait normalement par lumière de gloire, cf. le xvarnah iranien. Quant à knecht qui signifie valet, il faut l’entendre au sens médiéval de valet d’armes. Ce valet porte les mêmes attributs que l’évêque, comme s’ils étaient les deux faces d’un même être.
[3] Il s’agirait du fantôme d’un seigneur réel nommé Hans von Trotha. mais on peut aussi penser à un dérivé du moyen-haut-allemand trappe, niais.
[4] On a évoqué plusieurs explications évhéméristes à l’apparition du Père Fouettard au XVIe siècle, comme le souvenir d’un seigneur alsacien cruel, du siège de Metz par Charles-Quint brûlé en effigie, de serviteurs maures abandonnés sur place lors du retrait des Espagnols à l’indépendance des Pays-Bas. Ce ne sont bien entendu que des rationalisations après coup.
[5] Rudolf vient de Hrod, gloire et de Wolf, loup. C’est donc un loup de lumière, avec la même ambiguïté que l’Apollon de Délos.
[6] Voir la série d’articles que j’ai écrits en collaboration avec Pascal Pastor et publiés dans Liber Mirabilis, en particulier « Le genou gauche de l’initié ».
Geneviève Beduneau, « Naissance d’un mythe« , 22 décembre 2017